Daniel Aguettaz Vilchez*
Entre mai 2019 et août 2020, je me suis rendu à diverses reprises dans le Delta de l’Èbre pour tenter de mieux comprendre le contexte de création du Parc Naturel du Delta de l’Èbre, en 1983. Grâce à plusieurs entretiens oraux et l’étude d’archives écrites, j’ai essayé de reconstruire la configuration sociale apparue autour de cet événement. En quelques mots, je reviens ici sur les principaux enseignements de ces premières recherches.

INTRODUCTION
Entre le 19 et le 21 janvier 2020, la tempête Gloria provoque des inondations massives dans le Delta de l’Èbre. Avec l’aide du vent, la mer a sauté le rivage, parcouru jusqu’à 3 kilomètres et englouti plus de 3 000 hectares de rizières. La diffusion de ces images contribue à une forte médiatisation des événements. Pendant plusieurs jours, ce territoire, souvent isolé des préoccupations médiatiques et politiques, fait la une de la presse, en Catalogne et en Espagne. Le président de la Generalitat (la Communauté Autonome de Catalogne), Quim Torra, se rend à Deltebre pour annoncer un « plan d’action immédiat ». Les images du président du gouvernement espagnol, Pedro Sánchez, « ému » en scrutant les ravages de la tempête depuis un hélicoptère, font également le tour des chaînes de télévision.
Ces inondations mettent en lumière la situation physique et écologique précaire du Delta de l’Èbre. Le territoire est confronté à la diminution croissante du flux de sédiments provenant du fleuve, ainsi qu’à la montée des eaux de la mer causée par le changement climatique. Ces phénomènes accentuent le processus de régression du littoral. La mer gagne du terrain et le Delta s’expose chaque jour un peu plus aux inondations, voire à la submersion définitive. La médiatisation de la tempête Gloria fait donc émerger au grand public une crainte qui préoccupe les habitants du Delta depuis de nombreuses années : est-il fatalement destiné à couler sous les eaux ?
Malgré un constat partagé, il existe aujourd’hui une absence totale de consensus au sujet des solutions à mettre en œuvre. Il est tentant d’y voir là le résultat d’un combat infertile entre écologistes et secteurs économiques. Cependant, cette analyse se révèle réductrice lorsqu’on s’intéresse aux débats, houleux et conflictuels, qui apparaissent dès les années 1960 autour d’enjeux similaires concernant le futur du Delta. Ces événements, qui débouchent notamment sur la création du Parc Naturel du Delta de l’Èbre en 1983, rendent déjà compte d’une configuration sociale complexe, qui invite à nuancer l’idée d’une opposition caricaturale entre activistes écologistes et intérêts économiques.

LES ANNÉES 1960 : DES PROJETS INCONCILIABLES POUR LE DELTA
Dès les années 1960, le Delta de l’Èbre est la cible d’intérêts profondément divergents. Dans le cadre de la politique de développement franquiste, de nombreux projets d’envergure participent à la mutation du territoire : intensification de la production rizicole, urbanisation du littoral, aménagements hydrauliques en amont du fleuve (barrages, déviation des eaux…), explorations pétrolifères, ou encore construction des premières centrales nucléaires. Certains projets ne se concrétisent pas nécessairement, comme le plan de diversification agricole ou certains projets urbanistiques. Ils contribuent néanmoins à accentuer la pression écologique sur l’environnement deltaïque.
Au même moment, une partie de la communauté scientifique catalane met alors en garde contre cette profonde transformation du Delta de l’Èbre. Au cours des années 1970, à plusieurs reprises, des scientifiques de l’Institució Catalana d’Història Natural (ICHN) font état des richesses écologiques du Delta de l’Èbre, mais aussi des dangers auxquels il fait face. Ils alertent déjà des risques de régression du Delta. Ils s’appuient alors sur leurs travaux scientifiques pour engager un véritable mouvement politique. Le Delta de l’Èbre devient un symbole pour dénoncer une gestion catastrophique des milieux naturels par l’État franquiste, dans une campagne plus large menée dans toute la Catalogne.

Cette confrontation très forte entre deux modèles de gestion du Delta de l’Èbre ne doit pas masquer la complexité des prises de position des acteurs. Les institutions internationales adoptent des positions contradictoires, entre un appel à la protection des zones humides (UNESCO) et la promotion des projets de développement (FAO et BIRD). L’État espagnol est partagé entre sa politique de développement et sa tentative de « verdir » son image sur la scène internationale. La population locale est particulièrement partagée. Les élus locaux sont soucieux du développement économique du territoire. Certains secteurs de la pêche et de la chasse s’opposent aux projets de drainage et d’urbanisation afin de protéger les lagunes, d’autres non. Le secteur rizicole est également partagé selon les projets. Déjà, cette confrontation de modèle ne peut se résumer à un choc frontal entre deux camps parfaitement identifiables.
LA CRÉATION INATTENDUE D’UN PARC NATUREL
Au cours des années 1970, le processus de transformation du Delta de l’Èbre s’accentue, notamment via l’intensification de la production agricole. Néanmoins, la période de Transition démocratique marque un premier tournant dans l’évolution du Delta. Elle fait apparaître de nouvelles voix et de nouveaux acteurs. La Generalitat, restaurée en 1977 et qui obtient son statut d’autonomie en 1979, s’affirme notamment comme une nouvelle puissance politique régionale, en assumant le transfert de nouvelles compétences, aux dépens de l’État central.
En juin 1983, un conflit éclate à Deltebre en raison de l’assèchement des lagunes du Canal Vell par des propriétaires terriens et la Comunitat de Regants de l’Esquerra, afin de les transformer en terres agricoles. De jeunes conseillers municipaux de Deltebre, fraîchement élus un mois plus tôt, s’opposent fermement à ces travaux. Ils parviennent à former une coalition de circonstance, autour de motivations très diverses. Certains acteurs revendiquent la propriété communale de ces lagunes. Quelques groupes de pêcheurs et chasseurs dénoncent les inégalités d’accès à cette zone du Delta, particulièrement riche et nourricière. Plus largement, cette mobilisation est, pour beaucoup, une occasion de se dresser contre les structures de pouvoir traditionnelles, représentées par la Comunitat de Regants et les propriétaires. Ces différents arguments révèlent l’imbrication de considérations à la fois sociales et environnementales. Il s’agit, certes, de préserver un patrimoine naturel considéré comme un bien commun, mais aussi d’un acte de résistance contre la persistance d’un mode de pouvoir caciquiste.

Cette mobilisation inédite dans le Delta est loin de susciter un engouement majoritaire. Certains élus des communes alentours restent très préoccupés des conséquences de ces démarches sur les activités économiques (chasse, pêche et riziculture). Les pêcheurs de la Confraria de Sant Pere, pourtant premières victimes de l’assèchement des lagunes, font profil bas, en raison de la relation de subordination qui les engagent avec les propriétaires. Enfin, de nombreux agriculteurs interprètent cet affront comme une atteinte à la propriété.
Par ailleurs, les revendications pour la sauvegarde du Canal Vell sont assez éloignées de la création d’un parc naturel. Certains fonctionnaires de la Generalitat, militants engagés pour la protection des espaces naturels catalans, vont alors tirer parti de cet équilibre précaire. Ils prennent appui sur les revendications de protection des lagunes, le soutien de la Mairie et le retrait de l’État central, pour mettre en œuvre un projet qui semblait jusqu’alors impossible, en l’absence de consensus local. La création du Parc Naturel du Delta de l’Èbre (PNDE), à l’été 1983, s’impose comme l’unique solution en mesure de désamorcer le conflit engagé, sans pour autant obtenir une claire approbation locale.
UN IMPOSSIBLE COMPROMIS?
Cette succession d’événements inattendus illustre à quel point la gestion du Delta de l’Èbre ne se résume pas à une opposition de modèles binaires, ni à une parfaite harmonie sociale. En l’absence persistante de consensus, la création du PNDE ne permet pas de résoudre les conflits de gestion du territoire.
L’arrivée inattendue de cette nouvelle institution dans le Delta suscite de nombreuses préoccupations quant à une possible paralysie des activités. Le Parc est pris pour cible par de nombreux conseillers municipaux, pêcheurs, chasseurs, agriculteurs et, bien sûr, propriétaires fonciers. Cette forte pression sociale, qui se traduit parfois par des actes de violence physique, oblige les premiers dirigeants du PNDE à adopter une stratégie de conciliation et de dialogue. Entre autres concessions, ils renoncent à la régulation des activités agricoles, qui constituent pourtant la principale activité du territoire. L’action du Parc est également fragilisée par l’absence d’investissement politique à hauteur des besoins de l’institution. Le cadre d’action légal du PNDE fixé par la Generalitat est grandement limité, ses délimitations géographiques en font un territoire morcelé et peu cohérent, tandis que son budget apparaît comme insignifiant.
La pacification du climat social, qui conduit notamment à l’élargissement du Parc à la rive droite en 1986, laisse croire à l’adoption d’un consensus. En réalité, elle doit surtout au retrait du rôle du PNDE. À la fin des années 1980, malgré l’installation du Parc naturel, aucun consensus ni aucune réflexion collective n’émerge concernant la gestion future du territoire. Les activités humaines continuent à être dissociées de la gestion des espaces « naturels ». Depuis plusieurs années, pourtant, les risques encourus par le Delta de l’Èbre sont connus. Le danger de régression littorale est d’ailleurs particulièrement médiatisé à cette même période, avec le développement de plusieurs projets de déviation de l’Èbre (vers Barcelone ou Tarragone), faisant craindre une diminution du flux de sédiments en provenance du fleuve.

CONCLUSION : DES CLEFS POUR MIEUX COMPRENDRE L’ÉVOLUTION DU DÉBAT SUR LA GESTION DU DELTA ?
Le Delta de l’Èbre apparaît donc, depuis les années 1960, comme un territoire particulièrement conflictuel. Plutôt qu’une opposition binaire entre deux camps identifiés, on trouve une configuration sociale complexe, instable et évolutive. La situation du Delta à la fin des années 1980 fait écho, du moins en quelques points, aux événements qu’il traverse aujourd’hui. La difficulté actuelle de parvenir à l’adoption d’un consensus sur la gestion du territoire puise sans doute ses racines dans les confrontations précédentes. Cela nous invite à lire les événements récents au-delà d’une querelle schématique entre partisans de la nature et apôtres de l’urbanisation. Comme en 1983, on retrouve aujourd’hui des revendications multiples, qui dépassent le seul cadre des différents corporatismes, et font s’entrecroiser des considérations sociales, politiques et environnementales.
Toutefois, le contexte actuel n’est pas le même. Entre autres évolutions, les effets du réchauffement climatique sont davantage tangibles, comme en témoignent les conséquences de la tempête Gloria. Il serait intéressant de comprendre l’évolution des débats et des rapports de force, au fur et à mesure que les effets de la régression littorale du Delta se sont graduellement fait sentir. L’urgence climatique a-t-elle amené certains acteurs à repenser la gestion du Delta ? La gestion des sédiments en amont du fleuve, qui occupe désormais une place centrale dans le débat, offre une première piste de réflexion. Elle est présentée, par certains collectifs locaux, comme une solution incontournable à la régression littorale. Elle suscite aussi de multiples débats, puisqu’elle interroge les activités humaines (barrages, gestion des forêts…). La prise en compte croissante de ce facteur reflète la recherche d’une solution qui dépasse le territoire lui-même. Elle suggère également une gestion intégrée du Delta, où les activités humaines constitueraient une composante intrinsèque de leur «environnement». C’est ici la continuité d’une réflexion entamée dès les années 1970 dans le Delta de l’Èbre.
*Daniel Aguettaz Vilchez réalise son Master au sein de l’École de Recherche de Sciences Po entre 2018 et 2020. Il mène son mémoire de Master et ses recherches sur le Delta de l’Èbre dans le cadre du projet Shifting Shores, sous la direction de Giacomo Parrinello. Il soutient son mémoire le 7 septembre 2020 : Aux origines de la protection du Delta de l’Èbre. Un territoire en conflit (1959-1990), Institut d’Etudes Politiques de Paris, 2020.